Le caveau des Lorientais

Nous sommes en 1946. Les parisiens sont encore dans l’ivresse de la libération, en dépit de la crise du logement et du rationnement alimentaire dont les tickets sont autant de passeports pour la sveltesse. Un couple de bretons, les Perodo, ouvre Le Caveau des Lorientais, un club de jazz et de danse, dans le sous-sol de l’hôtel qu’ils gèrent rue des Carmes, à deux pas du Panthéon. Le lieu doit son nom à leur ville d’origine, Lorient,  à laquelle tous les bénéfices du club sont reversés, la cité Morbihannaise ayant été détruite entièrement par les bombardements alliés.

Le succès est au rendez-vous. Une foule nombreuse s’y presse tous les soirs. La jeunesse de l’époque, les zazous (comme les appellent les biens pensants du moment), mais aussi des  célébrités du monde de la littérature et des arts : Raymond Queneau, Boris Vian, Jean-Paul Sartre et bien d’autres.

Boris Vian, qui prend souvent sa trompette pour y faire des bœufs,  a souvent évoqué le Caveau dans ses écrits : « jamais il n’y eu une cave où les tarifs soient plus réduits ». Ou encore « Les zazous sont  très très swing et aiment le jazz », il se risque même à leur description : « Le mâle porte une tignasse frisée et un complet bleu ciel dont la veste tombe jusqu’aux mollets, la femelle a aussi une veste dont dépasse d’un millimètre au moins une ample jupe plissée en tarlatane de l’île Maurice.. ». Chacun sait que la tarlatane est une mousseline de coton, fine et très apprêtée. Autre signe distinctif dont Boris ne parle pas, les zazous mettaient un point d’honneur à être toujours équipés d’un parapluie qu’ils n’ouvraient jamais.

Le caveau était si emblématique du monde du jazz parisien que les musiciens qui s’y étaient produits ont longtemps conservés le nom de Lorientais, qui marquait l’appartenance à une élite, à un clan. Le plus célèbre d’entre eux était Claude Luter. Vian, encore, dans son Manuel de Saint-Germain-des-près, évoque cet extraordinaire clarinettiste « … né à Paris, 1m84, châtain, 80kg. Le plus connu en Europe des rénovateurs du style Nouvelle-Orléans. C’est lui qui, le premier, lança une cave, Les Lorientais. Il faut dire pour être sincère et objectif que les fillettes y venaient tout autant pour Claude et ses amis que pour la musique et la danse…Outre ses talents de musicien, Claude Luter était un fort bel homme avec un physique de sportif, et un amour immodéré du judo et du sport, qui fait des anatomies appréciables. ». En s’imposant parmi les meilleurs jazzmen européens, Claude Luter fit, par la suite, la carrière que l’on sait, notamment avec Sidney Bechet.

Il y avait dans la bande des Lorientais un batteur du nom de François Galapides, plus connu sous le nom de Moustache, en raison de ses belles bacchantes.  Il fera plus tard une belle carrière d’acteur, en tournant dans une trentaine de films, dont  certains dirigés par des metteurs en scène prestigieux (Jules Dassin, Billy Wilder, Martin Ritt, Henry Hathaway, Norman Jewison, Stanley Donen, etc.).

Le Caveau était si célèbre qu’une séquence du film « Rendez-vous de juillet » de Jacques Becker y fut tournée. Ce grand classique du cinéma français de la fin des années 40, contait les problèmes amoureux et les aspirations professionnelles d’une bande de jeunes dans le Paris de l’après-guerre, entre la préparation d’une expédition africaine, les répétitions théâtrales et les soirées dans les cabarets de jazz. Il réunissait la crème des jeunes acteurs de l’époque (Daniel Gélin, Nicole Courcel, Maurice Ronet, Pierre Mondy…) et une équipe technique éblouissante dont Marcel Camus (assistant metteur en scène qui réalisera plus tard Orfeu Negro,  Palme d’or à Cannes en 1959), et Jean Wiener compositeur prolifique de quelques 350 musiques de films.

Le Caveau fut hélas fermé en 1949, car une coalition de parents (ascendants de zazous ?) fit fermer l’établissement au prétexte que les normes de sécurité n’étaient pas respectées : il manquait 5cm dans la largeur d’une issue de secours.

Le Caveau fermé, ses habitués émigrèrent au Tabou, Club de jazz de la rue Mazarine, situé dans le même 5ème arrondissement de Paris, à quelques centaines de mètres de la rue des Carmes. Ce lieu connut durant de longues années un succès sans précédent. Mais ceci est une autre histoire.

 

Gérard Campan